Le brodeur. Ar broder. Le brodou.

 

 

La broderie est une technique qui consiste à dessiner sur le tissu à l'aide de fils de couleurs.

Elle est présente dans de nombreux terroirs.

Si, en règle générale, les brodeurs étaient des brodeuses, un terroir est connu pour ses hommes qui pratiquaient cette profession: le pays bigouden. Attention! Il y avait aussi des femmes qui exerçaient ce métier, mais justement, le fait que ces messieurs se soient illustrés dans cet art a sûrement contribué à mettre cette situation en valeur.

Et plutôt que d'en mal parler, pourquoi ne pas laisser Pierre Jakez Hélias nous décrire ces personnages particuliers.

"qui étaient donc les brodeurs bigoudens?

De pauvres gens, assurément. Des enfants misérables, fils de familles sans biens ni terres, qui commençaient à piquer des bords de chemise à l'âge de huit ans, que leurs parents tiraient du lit entre quatre et cinq heures du matin, pour les emmener avec eux, dans les mauvais chemins, par tous les temps, vers la ferme lointaine où ils devaient peiner d'abord sur les hardes de chanvre avant d'être admis à toucher au drap. Et c'était la gifle énorme quand ils tachaient le chanvre. Heureux encore quand ils pouvaient s'embaucher tôt, au lieu d'être envoyés au lavoir pour décrasser les nippes des frères et soeurs, faute des quelques sous qu'il aurait fallu pour aller à l'école. Des apprentis soumis à toutes les corvées pour mériter le tardif honneur de tirer le fil de soie. L'apprentissage pouvait durer une dizaine d'années. (...)

Ils étaient unis dans l'orgueil d'un métier extraordinaire, un métier contre nature disait l'un d'eux, parce qu'il aurait mieux convenu aux femmes. Mais les femmes n'avaient pas les doigts assez durs pour enfoncer l'aiguille dans le gros drap de Montauban.(...)

Les brodeurs formaient une véritable corporation à laquelle il ne manquait même pas le jargon qui a toujours scellé, à l'intérieur d'une société, la complicité des membres de certains groupes voués à des activités exceptionnelles en respectant de fortes traditions. Ce jargon, appelé le chon (al langaj chon) a dû être, à l'origine, un code secret qui permettait aux brodeurs de se parler en public ou de se reconnaître entre eux sans être compris des non-initiés. (...)

Les brodeurs aimaient se rassembler dans certains faubourgs qui étaient leur Cour des Miracles: Lambour en Pont-Labbé, la Trinité en Plozevet. Ils étaient organisés en groupes, dirigés par des coupeurs qui répartissaient la tâche. Il y en aurait eu 125 à Plozevet en 1899 et à la même époque, la maison Pichavant de Pont-Labbé en employait 65. (...)

Les grandes pièces de broderie nécessitaient souvent plusieurs mois d'application et de patience.

Le plus étonnant d'entre eux, Laouig Jégou, brodeur à la quatrième génération, fut offusqué quand on lui proposa de broder avec du fil de coton mercerisé sur des tissus légers et commun:

"Moi, madame, je n'ai jamais brodé qu'à fil de soie sur du drap de Montauban"; et il repoussa la marchandise comme il aurait balayé du crottin de cheval malade. (...)

Ils étaient d'une honnêteté scrupuleuse. Les fils apportés par les clients étaient soigneusement rangés par eux dans des sachets parfumés de certaines plantes odoriférantes. Quand le moment était venu de s'en servir, ils les reconnaissaient au goût. Au grand jamais ils n'eussent employé pour l'un ce qui appartenait à l'autre. Et ils rendaient le reste jusqu'au dernier brin. Quelquefois, par mauvaise humeur ou tentation du malin, il leur arrivait de faire payer plus cher que le juste prix. Le lendemain, ils revenaient chez le client, la mine sombre et la voix mauvaise. Ils jetaient sur la table, dans le geste habituel, l'argent qu'ils avaient perçu en trop: "moi, je ne suis pas un voleur". Et ils ripaient leurs galoches.

Voilà comment ils étaient. Ils sont morts dans l'impénitence, mordus jusqu'au dernier par le mal de broderie. Les derniers ont disparu dans les années cinquante, octogénaires pour le moins, et ils brodaient encore. Les yeux ne voyaient plus guère. Les mains étaient curieusement nouées. Dans le musée de madame Le Minor à Pont-Labbé, on peut voir leurs derniers travaux. Le dessin se tord, la trame est lâche, le fil se perd ou s'échappe, les motifs en arrivent à se recouvrir. Ils suppliaient qu'on leur donnât quelque chose à broder. (...)

J'ai essayé de tracer leur portrait d'après la tradition orale et les témoignages qu'ils ont laissés. Les humbles n'ont pas d'autre biographes que la rumeur publique tant qu'elle dure.(...)

Mais les brodeurs écrivaient avec du fil. C'est plus difficile à lire".

 

                Pierre Jakez Helias. Vivre en Cornouaille (Extraits). Récits et légendes. G. Barret éditeur.